Betsy Jolas
compose de la musique contemporaine.
A donné une vraie place à la voix
Quelques extraits d’un entretien avec Betsy Jolas en 2003
Compositeur, femme de conviction, pédagogue, Betsy Jolas a ouvert la voie de la création musicale à une époque où les femmes étaient, là comme dans d’autres domaines, considérées avec méfiance. Elle appartient à la génération des Berio, Boulez, Cage, Ligeti, Stockhausen, Xenakis, qui se sont partagés le paysage musical de l’après-guerre.
Evoquant votre jeunesse, vous dites qu’il vous est arrivé depuis longtemps d’entendre vous-même les notes écrites sur une partition. Comment, et dans quelles conditions cette compétence vous est-elle venue ?
Tous les compositeurs font ainsi. Quand j’avais 13 ans, je feuilletais un livre sur Mozart et tout à coup, à ma grande surprise, je me suis rendue compte que j’entendais les exemples musicaux notés dans ce livre. La vue de la notation écrite déclenchait une audition intérieure. Bien plus tard, étudiante au Conservatoire - j’avais 20 ans - j’ai retrouvé cette expérience avec "l’audition à la table". Vous savez que Beethoven était sourd et il devait lui aussi tout entendre de l’intérieur. Mais avec sa surdité, il pouvait explorer des régions sonores qui auraient cogné trop fort pour d’autres. Paul Boepple, qui fut l’un de mes professeurs, avait dit : "Je pense que Beethoven, à cause de sa surdité, n’avait pas conscience de la difficulté d’audition de certaines notes aiguës de la 9ème symphonie, en particulier dans le dernier mouvement." Quand j’écris un quatuor à cordes, et lorsque l’ensemble est joué, certains croisements cognent mais je ne les avais pas ressentis en écrivant séparément chaque partie du quatuor.
Lorsque vous composez, vous écrivez selon vos perceptions intérieures ?
Lorsque je n’écris pas à la table j’écris au piano. Il y a un aspect physique lié à la course de la main sur le clavier. Hier, par exemple, j’ai écrit à la table un morceau. Je suis allée l’essayer au piano et j’ai pris conscience qu’il n’était pas possible de le jouer du fait de la largueur limitée de la main. J’ai dû enlever une note.
Vous avez acquis aux Etats-Unis entre 1940 et 1946, grâce à une intense pratique chorale, une connaissance développée de la musique de la Renaissance et Roland de Lassus a été votre premier musicien marquant. Pour quelle raison ?
Avec les "Dessoff Choirs" sous la direction de P. Boepple auquel je dois tant, nous avons chanté en 1941 un programme "tout Lassus". Cette musique n’était pas publiée à l’époque. Il nous remettait des copies. J’appréciais beaucoup cette polyphonie. J’étais alors en terminale dans une école dont ma mère était la directrice, appliquant d’ailleurs la méthode Montessori à New York. C’est l’année du bac que je lui ai annoncé que je voulais devenir musicienne. J’avais été fortement impressionnée par des leçons de sensibilisation à la musique avec un professeur qui enseignait la méthode Dalcroze et j’ai prolongé cette initiation à Bennington College où j’ai composé ma première messe en 1945, pour chœur, soliste et orchestre.
Parmi les personnalités qui ont marqué votre adolescence, il y eut aussi Nadia Boulanger que vous évoquez comme une femme dure, bien éloignée de votre tempérament. Vous l’aviez rencontrée en 1944 alors qu’elle dirigeait le célèbre orchestre de Boston.
Ma mère m’a proposé de travailler avec elle, mais j’étais terrifiée. J’ai répondu tout de suite non. Je sentis que si je restais avec cette femme elle m’écraserait. Pourtant lorsque je l’ai revue bien des années plus tard à Paris, alors que je commençais ma carrière de compositeur, elle me fit l’honneur et l’amitié de m’accueillir en collègue et, pour moi, cette deuxième rencontre fut très émouvante. Son influence hors de France, et notamment en Pologne ou aux Etats-Unis, fut considérable.
Mais revenons à de Lassus. C’est comme s’il vous avait accompagnée toute votre vie.
De lui j’ai appris "la divine arabesque" selon l’expression de Debussy. Je désappris aussi de lui les temps forts, la pulsation "battue". La musique de Lassus est très flexible du point de vue rythmique et pour ma part je n’ai jamais écrit d’harmonie. Et en cela je ne suis pas très française... pas très américaine non plus. Mais cette polyphonie de la Renaissance a orienté ma recherche créatrice et ma réflexion passionnée sur le rapport de la voix au texte et à la musique.
Vous aviez 20 ans en 1946 quand vous rentrez avec émotion en France où vous ferez vos débuts en écriture musicale en mettant en musique des poèmes de Reverdy.
En fait, j’avais déjà composé cette messe pour chœur, soliste et orchestre. Elle avait été enregistrée sur disque et j’en étais très fière. Je voulais entrer dans la carrière musicale. J’avais en même temps décidé d’étudier la philosophie et je suivais le cours de Jean Wahl à la Sorbonne. C’est un peu à ses côtés que je me suis interrogée sur les conditions dans lesquelles la voix participait au contexte musical. Quelle peut être sa fonction, son action, son pouvoir ? Mais c’est ma rencontre avec Reverdy qui a fondé toute ma réflexion sur la relation texte - musique . J’ai donc choisi six poèmes tirés du recueil Plupart du temps pour lesquels j’ai composé six mélodies pour voix et piano. Et je les ai envoyées à Reverdy avec une lettre qui disait que j’espérais ne pas trahir sa pensée. Il m’a répondu, développant une argumentation précise sur le fait qu’il ne fallait en rien se soucier de trahison en matière de création. Que sa poésie constituait un point de départ pour autre chose. " Ce qui compte dans une musique partie d’un poème, une émotion ressentie à la lecture d’un poème, c’est la puissance d’émotion qu’à son tour elle recèle ... Ce que je souhaite donc, c’est que vous ayez anéanti le point de départ, très content que vous l’ayez trouvé dans mon livre - sous une oeuvre musicale source d’émotion radicalement différente." Aujourd’hui, je m’interroge sur ce "radicalement différente". Un débat du même type a eu lieu dans les années 1955 à propos de l’œuvre de Boulez qui avait été composée sur une poésie de René Char. Le poète lui-même n’en était pas très content.
Oui, René Char reprochait à Boulez qu’on ne puisse plus comprendre son poème. Evidemment la musique est une émotion nouvelle, mais doit-elle aller jusqu’à prendre la place du poème ? Pour vous, le fait qu’on n’entende plus le poème est-il vraiment secondaire ?
Pour moi, le musicien a le droit de faire ce qu’il veut du texte. Ce n’est pas trahir ! C’est d’ailleurs ce qu’avait compris Reverdy.
En 1954 vous avez été l’élève de Messiaen et de Darius Milhaud en classe de composition du Conservatoire.
En fait, Messiaen était professeur d’harmonie parce qu’on se méfiait de lui. Ce sont ses élèves, Boulez en tête, qui ont demandé qu’il soit chargé de la classe de composition dont le poste était alors vacant. Mais la direction a plutôt pensé à Darius Milhaud qui ne faisait pas scandale et on a alors inventé un poste pour Messiaen intitulé Analyse et esthétique. Je suis donc entrée chez Milhaud en classe de composition et j’ai appris qu’il était obligatoire de suivre celle de Messiaen comme une classe annexe.
Vous êtes l’une des rares femmes compositeurs et aujourd’hui le mouvement de féminisation de la composition musicale se fait encore plus lentement qu’ailleurs. Pour quelle raison ?
Je pense que la musique a toujours été en retard sur les autres arts. Lorsque la polyphonie s’est épanouie, l’architecture avait déjà produit ses grands chefs d’œuvre. Pour ma part, je me suis affirmée comme compositeur, pas comme femme compositeur !
Nous avons évoqué le travail que vous avez fait dans la tradition polyphonique, mais l’autre grande tradition occidentale, celle de la monodie, a été très productive chez vous.
Tout cela date à peu près de 1963 à l’époque où j’écrivais "Mots". J’ai eu alors à composer pour le domaine musical un Trio à cordes. C’était une commande importante dont j’attendais beaucoup et qui se concrétisa finalement sous le titre "Quatuor II". J’ai souvent depuis qualifié ce quatuor de "fruit heureux d’un échec". Heureux parce que l’œuvre, je dois l’admettre, réalisa pleinement mes plus chères aspirations du moment, mais échec aussi puisqu’en définitive je n’avais pas su écrire le trio qu’on me demandait. J’avais écrit une quatrième partie par nécessité : une voix chantée, mais une voix sans texte, une voix donc qui se comporterait comme le quatrième instrument d’un ensemble, mais se distinguerait par son timbre. Mady Mesplé qui a créé l’œuvre en eut une interprétation incontrôlable. Sa voix l’emportait sur l’instrument. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu composer "D’un opéra de voyage" en 1967 en essayant de rendre compte de la voix sans utiliser la voix. J’utilisais 22 instruments et quelques aspects caractéristiques de la voix en musique comme l’avait fait Berlioz pour "Roméo et Juliette" dans la scène Roméo au tombeau des Capulets. Je retrouvais ainsi presque inconsciemment les conventions de l’opéra, un opéra miniature qui ne durait pas 10 minutes. D’où ce titre "D’un opéra de voyage" comme on dit une trousse de voyage !
Dans les années soixante-dix vous avez écrit pour grand orchestre, souvent avec instruments solistes, plusieurs se présentant comme des cycles de mélodies sans parole. La première pièce du genre, en 1977, fut les Onze lieders pour trompette et orchestre. Parallèlement, vous avez retrouvé les formes plus traditionnelles de la musique de chambre et cela dès 1973 avec "Quatuor III", oeuvre dense présentant une succession de courtes études qui explorent chacune un matériau spécifique tout en restant en relation avec le reste de l’œuvre.
En 1976 et 1977, j’ai été invitée à Tanglewood, en résidence d’été aux USA. J’avais reçu la première année la commande d’une pièce pour grand orchestre. Surchargée de travail puisque j’écrivais alors "Stances" pour Claude Hellfer et Onze lieder pour le trompettiste Pierre Thibaud et l’Ensemble Intercontemporain, j’ai pensé, pour gagner du temps, reprendre la musique de "La Tempête". C’était la fausse bonne idée tant j’ai eu du mal ! Il s’agissait en effet d’adapter pour orchestre symphonique des pages prévues à l’origine pour 30 musiciens. J’ai dû agrandir, allonger l’original, faire entendre des vagues avec l’idée de les articuler "en train". "Tales of a summer sea" en est sorti et c’est une pièce que j’aime particulièrement. Je tiens d’ailleurs à ce que l’on ne traduise pas son titre. Tanglewood est un endroit merveilleux. Vous savez que c’est la résidence d’été du Boston Symphony. Lorsque j’y ai découvert le composer’s cottage, en face de celui où j’étais logée, j’ai tout de suite essayé le piano en faisant en grand sol et c’est devenu le début de mon Concerto pour piano.
A propos de "Schliemann", certains ont reproché à cet opéra la dimension excessive du texte. D’autres ont dit que si la musique était formidable, il faudrait peut-être retoucher le livret. Quel est aujourd’hui votre point de vue sur cette oeuvre ?
Il m’est arrivé de ramener la version initiale de quatre heures à trois heures. Le texte de cet opéra est vraiment beau et j’ai regretté qu’il n’y ait pas eu de surtitres. Lors d’une première présentation à l’amphithéâtre de l’Opéra Bastille, Antoine Vitez a raconté cet opéra au public et Dominique Ny qui a une très jolie voix, a accepté, au pied levé, de chanter ce texte. C’était extraordinaire. Hélas, Vitez est mort une semaine après cette représentation.
Vous avez joué finalement "Schliemann" à Lyon. Comment avez-vous conçu l’articulation entre le verbe, la musique et la scénographie ?
Si la scénographie est liée au verbe, elle l’est aussi à la musique et j’ai regretté que Françon, qui a pris la succession de Vitez, interrompe sa mise en scène chaque fois que le texte disparaissait, comme si la musique ne parlait pas, elle aussi. Je crois que si l’on gomme la musique dans un opéra on aboutit à un non-sens, à une sorte de trou. L’attention du spectateur se porte sur le texte et on a l’impression que la musique gêne. Tout au long de la genèse de "Schliemann", j’avais noté des indications de mise en scène, tout en sachant qu’elles ne seraient pas forcément suivies. En tant que compositeur d’opéra, j’ai besoin de comprendre l’action du livret du point de vue scénique pour insuffler à cette oeuvre une vie théâtrale.
A ce point ,comment expliquer le succès de votre itinéraire ? Est-ce dû à votre originalité, au fait de la différence de formation entre vous et celle des autres compositeurs, à votre identité cosmopolite ?
Vous savez, cette différence m’a aidée mais elle m’a aussi freinée. Aux yeux de beaucoup elle a toujours été suspecte. Pendant longtemps j’ai souffert d’un manque de confiance en moi. Je ne pensais pas que je pouvais être compositeur. J’ai eu de la chance. Messiaen, par exemple, lorsqu’il m’a choisie, m’a offert une chance.