Alain Prochiantz

Neuro biologiste ; écrivain de théatre



Alain Prochiantz, vos livres témoignent de l’intérêt particulier que vous portez à l’individu. Venant d’un neurobiologiste, spécialiste du développement du système nerveux, n’est-ce pas un peu surprenant ? Et à vos yeux, qu’est-ce qu’un individu ? Pourquoi l’individu humain n’a-t-il pas les mêmes caractéristiques qu’un individu d’une autre espèce ?

Cet intérêt vient justement du fait que, même pour le biologiste que je suis, tout se passe au niveau de l’individu. C’est fondamentalement au niveau de l’individu que la sélection s’exerce, individus qui se reproduisent, individus qui bougent, individus qui mangent ou encore individus qui aiment, etc. D’une certaine façon on pourrait dire qu’il n’y a que des individus dans la nature. Rien d’autre. Les individus sont le produit d’une histoire, celle de l’espèce - la forme d’un individu marque son appartenance à l’espèce, on parle alors d’imago. On distingue tout de suite, par leur forme, une souris d’un singe, un singe d’un homme. Mais à partir de l’imago, de l’espèce, se greffe une autre histoire, celle de l’individu. En fait, les biologistes s’intéressent davantage à l’espèce - qui reste accessible dans les catégories de l’universel - qu’à l’individu - qui se range évidemment dans la catégorie de l’espèce, mais reste singulier. L’individu n’existe qu’une fois, il est "un fusil à un coup". Bien sûr, ce peut être un coup pour rien, ça l’est d’ailleurs sans doute toujours, mais ceci est une autre affaire.

Il y a donc deux histoires ?

Tout à fait, l’histoire de l’espèce qui amène à l’imago et, pour chaque espèce, l’histoire propre de chaque individu, celle-ci étant incluse dans celle-là. Les possibilités d’histoire individuelle sont très différentes selon les espèces. Les Hommes appartiennent tous à la même espèce, Homo sapiens, mais nous avons des possibilités d’individuation infinies, dont certaines uniques à notre espèce, essentiellement liées au langage et à l’écriture.

Dans Machine-Esprit, vous insistez beaucoup sur le fait qu’il ne faut pas effacer les frontières avec le monde animal. Cette différence par rapport à l’individuation n’est-elle pas justement ce qui fait l’objet d’une frontière entre l’homme et l’animal ?

Absolument. L’espèce humaine souffre d’un excès de modestie un peu inquiétant. Certes nous sommes des animaux, des bêtes, des êtres de pure matière et nous nous inscrivons dans une histoire évolutive qui marque une parenté avec les autres animaux. Mais notre langage marque notre différence, radicale, avec eux. Homo sapiens est un point extravagant dans l’histoire de l’évolution, il se situe tout à fait en dehors de l’échelle des autres espèces. Cette force d’individuation extraordinaire donnée par le langage, cette capacité de se penser soi-même, de pouvoir considérer son début et sa fin, la richesse des processus épigénétiques nous mettent complètement à part.

J’ai cru comprendre que vous distinguez le processus de l’espèce du processus de l’individuation. Vous ajoutez qu’on a eu trop tendance à additionner ces deux éléments, contre toute logique. En effet, ces deux éléments n’étant pas du même ordre, chacun d’eux a une part déterminante, non pas sous la forme d’un modèle additif, mais sous la forme de structures qui ne se recouvrent pas.

Qui ne se recouvrent pas, mais en même temps, qui s’incluent l’une dans l’autre. Oui, tout à fait. Il y a aussi cette idée que le génétique serait de droite et l’épigénétique de gauche. C’est faux. L’épigénétique est en quelque sorte l’individuation, c’est-à-dire la capacité de construire sur une structure génétique autant d’individus qu’on veut, individus qui vont d’ailleurs changer au cours du temps, puisqu’on ne parle jamais deux fois du même individu : l’individu au temps t et l’individu au temps t + 10 minutes n’est pas la même bête sur le plan matériel ! Mais l’enveloppe des possibilités épigénétiques dépend du substrat génétique qui marque l’appartenance à l’espèce. Les capacités épigénétiques de Zéphyr le chimpanzé, ne seront pas les mêmes que celle de l’individu humain Arthur. Un singe ne pourra jamais parler, ni avoir une conscience humaine de la mort, construire des cathédrales ou écrire des romans ; ses rapports sociaux seront beaucoup moins riches que ceux qui ont lieu dans l’espèce humaine… Inversement, un Homme, plongé dans les conditions de survie d’un singe, une jungle par exemple, sera probablement très limité. Cette contrainte génétique de départ détermine donc un espace (avec des bornes), à l’intérieur duquel s’inscrivent une infinité de destins épigénétiques possibles.

Une religion de la nature chez ceux qui veulent donner des droits aux animaux, la volonté qu’ils ont de se replacer dans le fleuve du vivant, c’est donc une façon de ne pas voir la très grande différence de natures : la nature humaine qui est de l’ordre de la culture et la nature animale qui est juste de l’ordre de la nature ?

Oui et ne pas tirer les conséquences du fait que notre milieu vient, certes, de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur par réflexion sur nous-mêmes ce qui rompt le lien de continuité avec le reste du vivant. C’est effectivement très dur parce que cela marque la solitude pascalienne de l’Homme. La vie n’a pas de sens, seule chaque vie individuelle a un sens, donné par celui qui vit cette vie. On retombe sur l’individuation : l’individu trace son trait et disparaît. Cette situation génère angoisse, et révolte. Le fondement de toutes les religions est de la rendre acceptable. Cela est vrai aussi de la religion de la nature. Nous replacer dans ce fleuve du vivant, voire du cosmos, c’est fantasmer un sens universel à l’existence humaine, nous aveugler sur la solitude de l’Homme et à la fugacité de la vie, nous résigner. Ni Dieu, ni Nature, Sade.

Le débat entre l’inné et l’acquis est dépassé selon vous ? Existe-t-il alors une part de mémoire génétique ?

A. P. - Oui. Lorsqu’on voit un poulpe, il est génétiquement poulpe. Quand on voit une souris, elle est génétiquement souris…C’est pour cela qu’il faut comprendre qu’il y a gène et gène, des gènes mineurs (la taille ou les yeux bleus, etc.) et des gènes majeurs qui définissent la forme de l’espèce. Ce sont ces quelques mutations qui, il y a 200 000 ans, nous ont faits "êtres humains". Ne confondons pas l’’Homme (avec un grand H) et l’homme avec un petit h, vous, moi, l’individu réel. Le biologiste pense d’abord à l’Homme, c’est-à-dire à sa définition génétique, historique au sens de l’histoire des espèces. En même temps, il lui faut composer avec le fait que chaque individu est singulier, unique, ne vit qu’une fois (il n’y a pas de marche arrière, on ne peut pas le cloner, etc.). On ne peut pas faire une théorie scientifique d’un individu (puisque chaque individu est unique), mais on peut faire une théorie scientifique des conditions universelles d’existence des individus. Ce ça qui relève de la biologie : découvrir, si possible, des règles universelles d’évolution des espèces, mais aussi des règles universelles sur lesquelles sont fondées ces possibilités d’individuation, poussées au plus haut point chez l’homme.

Ce qu’on apprendra dans l’avenir sera t il la nature des interactions entre le génome et la pratique sociale ?

Je parlai là plutôt de pratique sociale des cellules. L’individu se construit avec quelques milliards de cellules. Loin de moi l’idée que l’individu est une société (par là une justification naturaliste de pratiques sociales de division du travail), mais il reste qu’au départ, on a une cellule et qu’à la fin, on en a quelques milliards. L’organisme se construit et c’est au fur et à mesure de cette construction que les cellules vont s’exprimer, faire le foie, le cœur, vont s’organiser, se réunir pour faire un pied, une main, etc. On s’efforce de démêler les principes de la construction, mais pour chacun de nous, il existe une part de hasard qui n’est pas réductible à un génome.

La science ne va-t-elle pas présenter ses résultats de façon un peu plus dialectique, en disant que les gènes qui sont finalement si peu nombreux ont des séquences plus ou moins stimulées, suivant les circonstances et l’histoire de l’individu ? Et qu’en conséquence, l’individu n’est absolument pas arrimé à son stock de gènes, mais est dépendant de son histoire et de la manière dont son histoire prend en compte son stock de gènes, à un moment donné ? Y a-t-il des mutations qu’on aurait pu observer chez l’espèce ?

L’espèce n’existe pas, elle est une entité virtuelle, seuls les individus existent ! Pour modifier l’espèce, il faudrait qu’une mutation se soit produite chez quelques individus isolés, une tribu, que tous les autres humains disparaissent, et que le monde soit repeuplé à partir des survivants. Cette mutation envahirait alors toute l’humanité puisqu’on sera tous les descendants de cette tribu. Mais l’espèce avec un grand E n’est jamais qu’une collection de six milliards d’individus. Tous homo sapiens, tous différents !

Lorsque l’individu procrée, est-on sûr que les gènes qu’il va produire sont stables et ne sont pas affectés par ce qu’a été son processus existentiel ?

Dans l’état actuel de la théorie et des connaissances, on est sûr qu’il n’y a pas d’hérédité des caractères acquis. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de modifications du génome qui puissent passer à travers une ou deux générations, par le biais de modifications chimiques, méthylations, etc. Car il faut comprendre que ce qui passe est un œuf ! On a une vision d’un génome qui passe, or il s’agit d’un œuf. La femelle fait un œuf, avec un noyau, des chromosomes, des gènes dans les chromosomes, du cytoplasme dans la cellule, une membrane autour, etc. Un spermatozoïde arrive ensuite, avec son noyau… Les génomes fusionnent et font ce qui est l’essentiel de l’individu, mais autour, sous la forme du cytoplasme de la cellule maternelle, il y a déjà de l’épigénétique. On ne part pas entièrement du zéro du génome, mais d’un produit épigénétiquement différencié. La vie ne commence pas elle continue. Il y a là une possibilité de passage entre générations de quelque chose qui serait influencé par le cytoplasme de l’œuf, par l’histoire. Par exemple, les femelles ont deux chromosomes X, les hommes ont un X et un Y qui ne fait pas grand chose. Un des X de la femelle est inactivé par des modifications chimiques de l’ADN, il est rendu silencieux. C’est une modification épigénétique de l’ADN tout à fait heureuse, car les femelles qui ont deux chromosomes X entièrement actifs - et cela existe - ont des maladies dramatiques… Il faut quand même dire très clairement qu’il n’y a pas d’hérédité des caractères acquis.