L’apatrie

Jean Kéhayan (éd. Parenthèses 2003)



Article paru dans la revue Croissance en 2003

L’apatrie, Jean Kéhayan

Les parents de Jean Kéhayan, ce journaliste qui avait su avec talent dénoncer les aberrations de la quotidienneté soviétique (souvenez-vous de

la Rue du prolétaire rouge

ou de

La complainte du dernier kolkhoze

), ont suivi cet itinéraire. L’auteur de L’apatrie reproduit en ouverture de son livre la page de garde d’un visa qui pourrait bien être le leur. On y lit la destination : Marseille, et à la rubrique but du voyage il est écrit : "ils ne peuvent pas retourner". La mère, pourtant laissée pour morte dans le désert de Syrie, ramassée par des missionnaires, adoptée par des Kurdes, est finalement accueillie dans un orphelinat d’Alep tenu par des quakers. Le père avait dû attendre dans la cour de la ferme paternelle que les gendarmes turcs exterminent les siens à quelques mètres de lui, brûlant tout, avant de pouvoir s’enfuir pieds nus, poursuivi par des hordes qui incendiaient lesfermes les unes après les autres avant d’ensanglanter la terre. Lui aussi sera accueilli par ces missionnaires américains qui lui transmettront leur foi.

On comprend qu’une fois à Marseille la mère de Jean s’extasie devant leurs "moments fortunés", que le père cultive avec délice, "le jardin de la résurrection" malgré une pauvreté digne dans ces premières années d’exil. Le travail dans les filatures de l’Ardèche, l’exploitation sordide des ouvriers immigrés utilisés sans ménagement pour détruire de vieux wagons de chemin de fer afin d’en fabriquer de neufs, n’empêche pas l’amour de la France, au contraire.

On se déteste évidemment entre immigrés et l’on jalouse les juifs pour cause de concurrence commerciale, mais tout cela se fait sur un extraordinaire fond de bonté au point que les dernières paroles du père en surprendront plus d’un. "Tu as entendu dans cette maison et dans ma bouche des paroles de haine envers les Turcs. La haine n’a jamais rien crée de bon et ce n’est pas un sentiment chrétien. Oublie tout. Pardonne aux Turcs pour que j’ai la certitude de mériter le paradis." Et le fils se rendra à Istanbul avec un pot de Nescafé contenant les restes paternels pour goûter les senteurs enivrantes des marchés turcs et voir le soleil qui fait scintiller les cendres d’or.

Malgré la violence du passé, Jean ne parvient pas à concevoir qu’un homme soit capable d’en tuer un autre. Bien sûr il milite pour la reconnaissance du génocide par les Turcs et souffre de leur négationnisme. Mais après son père, il appelle les Arméniens à se tourner à nouveau vers les Turcs pour échapper à une tutelle russe dont les ravages historiques ont été dramatiques .